mardi 12 décembre 2023

Dans le bassin du Congo, les sites de Perenco polluent gravement l’air





https://www.mediapart.fr/journal/ecologie/111223/dans-le-bassin-du-congo-les-sites-de-perenco-polluent-gravement-l-air


Série Épisode 2 EP. 2 Perenco : les abus d’un géant du pétrole

Dans le bassin du Congo, les sites de Perenco polluent gravement l’air

Au Cameroun et au Gabon, les sites d’extraction de la multinationale Perenco pratiquent le torchage, ce procédé consistant à brûler l’excédent de gaz. Malgré la régulation en vigueur, l’air s’en trouve gravement pollué, causant l’inquiétude et le désarroi des habitants.

Philomène Djussi, Ghislaine Digona, Timothy Shing, Madeleine Ngeunga (InfoCongo), Dorian Cabrol et Alexandre Brutelle (EIF)

11 décembre 2023 à 11h51

Au cœur de la forêt de Bipaga, sur la côte atlantique du sud du Cameroun, aux abords de Kribi, se trouve l’usine de traitement de gaz de la Société nationale des hydrocarbures (SNH). Elle est exploitée par la multinationale franco-britannique Perenco, qui représente un peu moins des trois quarts de la production pétrolière nationale (72 %) en 2023 et produit la quasi-totalité du gaz du pays.

Au milieu des infrastructures métalliques étalées sur 22 hectares s’élève un conduit de près de 50 mètres de haut d’où brûle une flamme jaune vif d’intensité variable. Dès les premiers jours de sa mise en activité, courant 2018, cette torchère avait semé la panique chez les habitants d’Eboudawae, un village situé à quelques centaines de mètres de l’usine.

« Quand ils ont vu les flammes, les soldats du BIR (Bataillon d’intervention rapide) ont fui. Ils sautaient de leurs postes » relate Anne*, une habitante voisine de l’installation, à notre partenaire local InfoCongo. D’autres se souviennent de « secousses » sismiques. Seule une source informelle confiera plus tard à certains habitants que la société brûle « des déchets », sans s’étendre sur les détails.

Une vue sur la torchère de Bipaga depuis la plage de Londji, au Cameroun, en 2023. © Photo InfoCongo

Ce procédé porte un nom bien précis, il s’agit du torchage de gaz. Une pratique propre au secteur des énergies fossiles qui consiste à brûler les excédents de méthane issus de l’exploitation de gaz et de pétrole. Elle est décriée depuis plusieurs années, aussi bien par la communauté scientifique que par de nombreuses institutions internationales. En cause, les lourds impacts écologiques, sanitaires et énergétiques qui lui sont attribués.

La Banque mondiale est d’ailleurs à l’initiative du traité « Zero Flaring Routine » (zéro torchage de routine), lancé en 2015, que le Cameroun et le Gabon ont signé aux côtés de dizaines d’États, d’institutions publiques et d’opérateurs financiers, engagés à mettre fin aux situations de torchage injustifié dans les années à venir.

Un objectif partagé par Perenco, selon son porte-parole, qui évoque « un plan d’action 2030 pour le Climat et la Transition énergétique, dans lequel Perenco a déclaré qu’il visait zéro torchage de routine », d’ici cette date. Un horizon qui semble encore lointain pour les populations camerounaises et gabonaises qui se disent affectées par cette pratique.

Des flammes de jour comme de nuit depuis dix ans

L’activiste franco-gabonais Bernard Christian Rekoula, questionné par Mediapart sur sa première visite des sites Perenco sur les côtes gabonaises, courant 2020, reste saisi par son souvenir d’Etimboué, sur le littoral au sud de Port-Gentil. « L’air proche des têtes de puits de pétrole et des torchères était suffocant. Quand nous avons découvert la zone d’Etimboué où opère Perenco, il y avait des villages entiers quasiment irrespirables à cause de fortes émanations de gaz », confie le lanceur d’alerte, aujourd’hui réfugié en France.

Bernard Christian Rekoula parle d’un torchage « continu », un témoignage similaire à celui de Pierre Philippe Akendengué, un vétéran du groupe Perenco, pour lequel il a travaillé dix-sept ans avant d’entamer un parcours politique comme député de la région, en 2018. « À Oba, on fait du torchage de gaz. À Batanga, sur la plus grande station Perenco du Gabon, on en fait aussi. C’est régulier, non-stop, même en mer » souligne l’ancien élu, retourné à la vie civile après le coup d’État du 30 août dernier. « Les villages empestent le gaz », poursuit-il, décrivant la pollution ininterrompue des torchères de Perenco, de jour comme de nuit.

Au Cameroun également, le groupe torche continuellement, comme le confie un ancien ingénieur de la multinationale, évoquant des torchères « réparties sur tous les sites de Perenco » et actives « sans arrêt, vingt-quatre heures sur vingt-quatre ». Un témoignage à rebours d’une étude environnementale cosignée par Perenco en 2006 sur l’usine de Bipaga, qui mentionne bien une activité de torchage, mais limitée « au rejet accidentel » ou à des cas de « dysfonctionnement », en vue de « limiter la production de gaz à effet de serre ».

Cette pollution de l’air du groupe Perenco dans ces deux pays est loin d’être exceptionnelle. On décompte 380 actes de torchage, selon les données satellites fournis par l’ONG américaine Skytruth et analysées par notre partenaire Environmental Investigative Forum (EIF), consortium international d’enquête environnementale. EIF a pu évaluer que le torchage de Perenco a entraîné l’émission d’au moins 33,8 millions de tonnes de CO2 au Gabon et au Cameroun sur une période de dix ans. À quel prix pour la faune, la flore et les populations locales ?

Omerta sur les risques environnementaux et sanitaires

Dans le département camerounais de l’Océan, où se trouve l’usine de Perenco, le délégué du ministère de l’environnement Benjamin Hamann se veut rassurant : « Les plateformes [offshores − ndlr] sont très bien surveillées. La flamme respecte les normes standards. Si les normes devaient être dépassées, nous serions au courant, mais l’entreprise fait des efforts pour s’y conformer », assure-t-il, sans plus de précisions sur les normes en question ou la légalité de ces torchères.

Le torchage est pourtant reconnu comme une cause d’acidification des milieux marins et terrestres pouvant nuire aux écosystèmes qui s’y trouvent, comme l’ont démontré de nombreuses études scientifiques menées au Nigeria - l’un des plus grands « torcheurs » de la planète. Or, c’est aussi à proximité du parc national Ndongere et de l’estuaire du Rio Del Rey, deux aires protégées riches en forêts de mangroves du littoral camerounais, que Perenco torche régulièrement.

Au Gabon, près de dix aires protégées sont également concernées, selon notre partenaire EIF. Au total, 74 sites naturels sont occupés par Perenco à travers le monde, comme le révélait Mediapart dans sa précédente enquête sur le groupe. Sur la question sanitaire, là encore, c’est l’omerta pour les populations qui vivent à quelques kilomètres – parfois à quelques centaines de mètres - des torchères dans ces deux pays. De jour comme de nuit, hommes, femmes et enfants inhalent une atmosphère chargée en composants dont ils ignorent les risques sur leur santé.

À quatre kilomètres des licences de Perenco, des natifs du village camerounais de Londji font part de leur inquiétude. Depuis une plage, ils observent chaque jour l’une des torchères de Perenco. « Quand vous arriverez là-bas, vous verrez le tuyau. Il en sort une fumée noire. Nous ne savons pas si cela impacte la santé de nos enfants », s’inquiète Matthieu Ndembo, 38 ans. Certains habitants suspectent un lien entre les activités des entreprises pétrolières et des « pathologies survenues au cours des dernières années » – en particulier chez les plus jeunes. Mais dans l’unique centre de santé de cette localité camerounaise, le personnel refuse de commenter cette question.

Babiene Sona, avocat spécialiste des normes socio-environnementales de l’industrie pétrolière, est catégorique : « Le torchage du gaz n’est pas acceptable, il contribue à la pollution dans les communautés où le pétrole est exploité. » Il mentionne aussi des « maladies de la peau » liées à ce procédé industriel.

Maladies respiratoires et hématologiques, cancers, mais aussi problèmes cardiaques et morts prématurées figurent parmi les risques sanitaires associés au torchage, selon la communauté scientifique internationale. Une étude publiée en 2022 démontre par ailleurs les effets néfastes du torchage sur la santé humaine à partir d’une proximité de 60 km d’une torchère.

Mais selon la multinationale, ses activités ne présentent « aucun problème pour la santé des populations ». Le groupe estime même apporter « une contribution positive à la santé des communautés proches de ses opérations » et indique investir dans des programmes visant à « renforcer la capacité et la qualité des structures de soin locales ».

Perenco souligne l’aspect « crucial » de sa contribution aux systèmes de santé et dit soutenir des « projets majeurs » au travers de « soutiens infrastructurels, de formations des personnels médicaux et de la facilitation de l’accès aux soins pour les communautés isolées ». À titre d’exemple, un porte-parole mentionne le développement de « laboratoires de dépistage lors de la pandémie de COVID-19 », qui seront prochainement reconvertis pour tester la tuberculose.

Torchage « interdit » - sous conditions

Au Cameroun, la loi mentionne des autorisations possibles de torchage à titre exceptionnel, lorsque des difficultés techniques et économiques le justifient et pour une durée « qui ne peut excéder soixante jours », sous peine de sanctions financières. Une fréquence maximale que dépasse largement Perenco dans le pays, aux dires des témoignages réunis par InfoCongo et des données analysées par l’EIF.

Une étude d’impact environnemental doit en outre être fournie par l’exploitant afin de minimiser les risques associés au torchage. Le Gabon interdit quant à lui explicitement le torchage depuis 2019 - sauf autorisation spéciale du ministère chargé de la préservation de l’environnement.

Les autorités camerounaises et gabonaises, sollicitées par Mediapart, n’ont pas souhaité répondre à nos demandes de consultation des études environnementales et des autorisations de torchage en question, pour ce qui relève des blocs pétroliers opérés par Perenco.

En République démocratique du Congo (RDC), c’est dans un contexte similaire d’autorisations environnementales invérifiables, d’interdiction de torchage et d’extraction sur des aires protégées que les ONG Sherpa et les Amis de la Terre avaient choisi d’assigner Perenco en justice pour « préjudice écologique ». Procédure que le groupe n’a pas souhaité commenter.

Au contexte propre à la RDC s’ajoutent de nombreux impacts sanitaires et environnementaux, en tout point similaires à ceux documentés par l’activiste Bernard Christian Rekoula au Gabon, mais aussi par les médias Investigate Europe et Disclose, dans le cadre de leur enquête « Perenco Files ». Le volet Gabon des « Perenco Files » révélait, entre autres, près de 17 faits de pollution auxquels viennent s’ajouter 187 actes de torchage que révèlent aujourd’hui Mediapart et ses partenaires, dans ce seul pays.

Pourtant, le porte-parole du groupe l’assure : « Perenco adhère à toutes les régulations locales et aux meilleurs standards internationaux, partout où elle opère, et ce avec les autorisations nécessaires », sans toutefois nous transmettre ces dernières. « Il y a du torchage parce qu’il n’y a pas de marché du gaz ou de solution technique appropriée », explique aussi le groupe à Mediapart, mettant en avant sa démarche et ses efforts au Gabon. À lire aussi

Pour preuve, le développement à venir d’une usine de gaz naturel liquéfié (GNL) sur le terminal pétrolier du cap Lopez à Port-Gentil prévu pour 2026. Un projet capable de « réduire le torchage de 500 millions de tonnes de méthane ». Le GNL est une technologie jugée « complexe » et dont les avantages environnementaux seraient douteux. En effet, ce procédé serait « deux à trois fois plus émetteur de CO2 qu’un gazoduc classique », comme le rapportaient nos confrères du journal Le Monde en 2022.

Dans l’attente de la réalisation de ce projet, Perenco semble pourtant déjà satisfait de ses résultats au Gabon, affirmant que 70 % du pays « est alimenté par le gaz des champs de Perenco qui aurait été brûlé autrement », ce qui laisse entendre que les activités de torchage du groupe n’empêcheraient pas un bénéfice énergétique considérable pour le pays. Un chiffre contredit par l’agence Ecofin selon laquelle le pays ne produirait que « 20 % du gaz consommé sur place », ce qui revient en réalité à seulement 14 % de la consommation énergétique locale assurée par Perenco.

Le Gabon et le Cameroun figurent tous deux dans la liste des 30 pays torchant le plus au monde, selon un rapport de la Banque mondiale publié en 2023. Perenco serait à l’origine de plus de 90 % des volumes de gaz torchés au Cameroun, et de près de 60 % au Gabon, selon les données analysées par l’EIF. Au niveau mondial, le torchage représente un manque énergétique considérable. Puisque selon la Banque mondiale, les 140 milliards de mètres cubes de méthane brûlés chaque année suffiraient à couvrir les besoins énergétiques de l’ensemble de l’Afrique subsaharienne.

Philomène Djussi, Ghislaine Digona, Timothy Shing, Madeleine Ngeunga (InfoCongo), Dorian Cabrol et Alexandre Brutelle (EIF)

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