mardi 5 décembre 2023

Pétrole : le géant Perenco opère abusivement dans 70 sites protégés dans le monde


 



https://www.mediapart.fr/journal/ecologie/041223/petrole-le-geant-perenco-opere-abusivement-dans-70-sites-proteges-dans-le-monde

Énergies Enquête

Pétrole : le géant Perenco opère abusivement dans 70 sites protégés dans le monde

La compagnie a obtenu l’autorisation de chercher et d’exploiter des hydrocarbures dans 74 aires naturelles protégées à travers le monde. Malgré sa promesse de minimiser toute pression sur la biodiversité, le groupe est incapable de prouver la réalité de ses engagements. 

Alexandre Brutelle, Dorian Cabrol (Environmental Investigative Forum), Madeleine Ngeunga (InfoCongo) et Juliana Mori (InfoAmazonia)

Mediapart - 4 décembre 2023 à 19h37

« Écoutez, Écoutez, je vous arrête tout de suite : les problèmes environnementaux du groupe, je les connais, et ça ne m’empêche pas de dormir la nuit », coupe net un ingénieur de Perenco à nos questions sur les multiples fuites, enfouissements de déchets et problèmes sociaux qui entachent la réputation du groupe depuis plusieurs années au Gabon.

Mais le « problème » Perenco ne se limite pas à ce seul pays. À travers le monde, les licences d’hydrocarbures de la multinationale s’étendent sur 74 sites qui sont pourtant protégés. C’est ce que révèle une enquête menée pendant près d’un an par Mediapart avec le consortium international de journalistes d’investigation environnementale EIF et leurs partenaires. Au total, dans neuf des quatorze pays où opère la société franco-britannique – en Amérique latine, en Afrique et en Europe –, ses autorisations de rechercher et d’exploiter concernent des aires naturelles qui devraient être préservées des usages industriels.

Alors que la COP15 sur la biodiversité de 2022 s’était conclue sur l’engagement des pays membres à protéger 30 % des terres et des mers de la planète d’ici à 2030, nos révélations questionnent le sort des parcs et des réserves nationales déjà existantes. Les statuts actuels de ces sites ne semblent pas faire reculer les sociétés telles que Perenco, ni ses actionnaires, la famille Perrodo, quinzième fortune de France selon le magazine Challenges.

Carte interactive

"Perenco System" : le système d’abus global du second géant pétrogazier français
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À propos de cette carte :

Les licences pétrolières et gazières de la multinationale franco-britannique Perenco couvrent 74 aires protégées dans le monde. L’enquête internationale “Perenco System”, menée par Mediapart et ses partenaires internationaux, documente l’aspect systémique des pratiques extractives abusives de Perenco - second géant pétro-gazier après Total.

Au total, 9 des 14 pays où opère la société franco-britannique sont concernés par ces superpositions légalement problématiques entre sites

Perenco dispose de licences pétrogazières dans 74 aires protégées à travers le monde. © Infographie Alexandre Brutelle et Jack Wolf (Environmental Investigative Forum)

Pourtant, la multinationale nous l’assure : Perenco est « engagée à minimiser toute pression sur la biodiversité et contribue à sa restauration » et « définit des plans d’action pour chacune de ses branches, en particulier pour les sites situés dans des aires protégées », indique un porte-parole.

Le groupe est toutefois incapable de nous fournir le détail des aires protégées en question, leur nombre total et les pays concernés, à l’exception du Guatemala. Dans ce pays, « le travail effectué par Perenco pour protéger la faune et la flore est visible, le [parc] Laguna del Tigre ayant été largement dévasté par des fermiers et des occupants illégaux ». Le média Reporterre révélait pourtant des cas de « pollutions et de persécutions » dans cette zone humide d’eau douce, « la plus vaste du pays, faite de rivières, de plus de trois cents petites lagunes tropicales, de savanes et de marécages », en avril dernier.

Ces soixante-quatorze sites à travers le monde représentent des menaces envers une biodiversité déjà en proie à une sixième extinction de masse, indissociable du dérèglement climatique – dont la combustion d’énergies fossiles reste aujourd’hui le principal moteur.

Deux phénomènes inextricables mais aussi co-dépendants, puisque la perte de biodiversité seule « exacerbe à son tour les effets du changement climatique », comme le rappelait encore le conseil scientifique de la COP Biodiversité à ses 196 États membres il y a un an. Tous les pays dans lesquels Perenco opère sur des aires protégées en font partie, à l’image du Guatemala, de la Tunisie ou du Venezuela. Tantôt sur une mangrove, comme elle le fait en République démocratique du Congo (RDC), tantôt sur des réserves naturelles – plus d’une dizaine en Colombie.

En 2022, le média scientifique Mongabay rapportait que Perenco avait été condamnée à des amendes liées à 27 cas de dommages ayant nui à la population, à la faune et à la flore locales, pour ses activités en Colombie.

Les zones d’activité de la compagnie incluent aussi des terres indigènes, comme la réserve autochtone du Napo-Tigre, située au cœur de l’Amazonie péruvienne. Une région faisant l’objet d’un bras de fer juridique depuis près de dix-neuf ans autour de la présence supposée de peuples n’ayant jamais eu de contacts avec la civilisation moderne. Cette présence est niée par la société.

Qu’est-il possible d’espérer d’une augmentation des aires protégées à l’échelle mondiale d’ici à 2030, si les statuts actuels des zones humides importantes, des forêts à haut potentiel de séquestration carbone et autres sanctuaires naturels n’empêchent pas qu’une société vienne y extraire gaz et pétrole ?

Législations permissives et extraction « interdite »

Interrogée au sujet des aires protégées où elle est implantée, la société Perenco déclare « adhérer à toutes les régulations locales et aux meilleurs standards internationaux, partout où elle opère et avec toutes les autorisations requises dans les pays concernés ». C’est le cas au Royaume-Uni, où se trouve la moitié des concessions à problèmes de la société. Ici, les études d’impact environnemental fournies par Perenco auront convaincu les autorités britanniques de lui délivrer divers titres pétroliers sur près d’une trentaine d’aires protégées. Parmi lesquelles le littoral du Dorset et de l’est du Devon, inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco.

Un système d’attribution similaire au modèle colombien – et tout aussi permissif puisqu’au Royaume-Uni également, ces études n’auront pas empêché 73 fuites accidentelles survenues au sein d’aires protégées de 2013 à 2023, comme l’a récemment révélé une analyse de l’ONG Unearthed, affiliée à Greenpeace. Mais chaque pays a son propre cadre réglementaire en matière de protection environnementale. Et ce qui est valable au Royaume-Uni ou en Colombie ne l’est pas nécessairement ailleurs. Les textes légaux se veulent plus restrictifs, par exemple au Cameroun et au Gabon. Du moins, en théorie.

Au Cameroun, la loi proscrit depuis 1995 toute « activité industrielle » et toute « extraction de matériaux » au sein de parcs nationaux tels que le parc Ndongere. Une aire marine protégée constituée d’une vaste mangrove, connue pour ses puits uniques d’absorption de CO2, selon la Nasa, et située à proximité d’un site Ramsar reconnu comme « zone humide importante », l’estuaire Rio del Rey.

Malgré cela, Perenco y opère au moins quatre concessions d’hydrocarbures. Contacté à ce sujet, l’un de ses représentants reconnaît que le groupe pétrogazier opère « dans certains sites où le statut d’aire protégée a été déclaré après l’exploitation d’hydrocarbures ».

Ce n’est pourtant pas le cas pour au moins deux des blocs en question, acquis par Perenco après la classification du site sous un régime protecteur. Contactées par Mediapart, les autorités camerounaises n’ont pas souhaité répondre à nos demandes de commentaires concernant la légalité de ces licences d’hydrocarbures.

Aucun des chercheurs ou des juristes contactés par notre partenaire régional InfoCongo n’a souhaité répondre à nos demandes d’interview, tous considérant qu’il s’agit là d’un « sujet politique trop sensible ».

Au Gabon, toutefois, l’ancien député indépendant Pierre Philippe Akendengué n’hésite plus à dénoncer la société pour laquelle il a pourtant travaillé dix-huit ans comme ingénieur. « Les gens souffrent trop de l’activité de Perenco au Gabon pour que je me taise », indique-t-il. Perenco y opère à travers 12 aires protégées : réserves aquatiques, parcs marins et zones tampons, comme Mediapart le révèle aujourd’hui.

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L’élu, à l’origine d’une plainte classée sans suite contre Perenco pour « pollution environnementale » en 2021, dénonce le manque de transparence de la multinationale vis-à-vis des régulations locales. Tout était fait dans l’opacité, indique-t-il, personne n’avait accès à quoi que ce soit, y compris aux autorisations nécessaires – pour autant qu’elles n’aient jamais existé.

La loi gabonaise exige en effet la publication d’un décret ministériel autorisant le développement de licences extractives au sein d’aires protégées, mais aussi de la production d’un rapport rédigé par un comité scientifique dédié, ce depuis 2007.

Ces décrets n’ont pourtant pas pu être retrouvés dans les archives du Journal officiel de l’État gabonais. Les autorités gabonaises n’ont quant à elles pas été en mesure de nous confirmer l’existence de ces derniers, tout comme celle d’éventuels rapports du comité scientifique en question.

De plus, la loi gabonaise mentionne également une possibilité d’exploitation « minière ou pétrolière », cela « après déclassement de tout, ou d’une partie » d’un parc national – ce qui n’est le cas pour aucune des aires protégées où opère Perenco, toujours classées à ce jour.

Selon l’avocat gabonais Gomes Ntchango, la présence de ces licences au sein d’aires protégées non déclassifiées rendrait l’exploitation « irrégulière ». Il ajoute que « les activités de production s’en trouvent interdites ».

Plus qu’un simple débat juridique, les superpositions entre licences pétrolières et zones classées pour leur riche biodiversité ont des impacts notables dans le pays. Pour le lanceur d’alerte franco-gabonais Bernard Rekoula, la situation est « catastrophique, autant pour la biodiversité d’un littoral riche en forêts mangroves que pour les populations locales ». L’activiste et militant pour les droits humains a documenté les nombreux faits de pollution imputés à Perenco en 2021 et 2022 avant de devoir se réfugier en France à la suite de menaces d’emprisonnement et d’agressions physiques.

« Préjudice écologique » et poursuites judiciaires

Fuites de pétrole, torchage et enfouissement de déchets – un ensemble de pollutions dénoncées par le lanceur d’alerte, en tous points similaires à celles pour lesquelles les ONG Sherpa et Les Amis de la Terre ont décidé de poursuivre Perenco en justice pour « préjudice écologique » en République démocratique du Congo, en 2022.

Cette procédure inédite a été enclenchée pour « reconnaître la responsabilité civile de l’entreprise française et lui demander réparation des dommages environnementaux en RDC », explique Théa Bounfour, chargée du contentieux et des plaidoyers pour l’organisation Sherpa. En RDC aussi, Perenco intervient au cœur d’un parc marin des mangroves, où de nombreux faits de pollution documentés de 2013 à aujourd’hui constituent le cœur du dossier déposé par les deux associations. « La localisation de puits au sein même d’espace protégés témoigne du fait que les activités pétrolières sont susceptibles d’impacter fortement l’environnement », ajoute la représentante de Sherpa.

« Dans l’hypothèse de pollutions répétées ou d’une certaine ampleur dans les zones concernées, la question du préjudice écologique pourrait ainsi se poser », commente-t-elle également au sujet des 74 aires protégées traversées par la multinationale.

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Contactée au sujet de cette assignation en justice pour ses activités en RDC, Perenco s’est déclarée « dans l’impossibilité de commenter une procédure en cours ». Selon le magazine Challenges, la société fait également l’objet de plusieurs enquêtes menées par le Parquet national financier (PNF), notamment pour « corruption d’agents publics étrangers » en Afrique. Sur le sujet du torchage de gaz, Perenco a indiqué viser l’objectif du « zéro torchage de routine d’ici 2030, hors cas d’urgence et selon les termes contractuels et droits minéraux ».

La société a également indiqué que ses méthodes extractives « respectent les standards internationaux et ne présentent aucun problème pour la santé des populations locales », notamment en RDC. Une prise de position contradictoire avec les cas de « diarrhées, de maladies respiratoires et de contaminations au benzène », répertoriés conjointement par Disclose, Investigate Europe et EIF, dans une enquête parue l’an dernier.

Sur la question de son impact environnemental et sanitaire, le groupe affirme que ses connaissances et son expertise lui permettent « de cibler les besoins pertinents de chaque pays spécifique et d’agir en tant que partenaire responsable, engagé et durable ».

Il indique également investir dans des programmes « de construction et de réhabilitation de structures telles que des hôpitaux, des écoles, des routes ou des infrastructures énergétiques dans le but d’élargir l’éventail des opportunités pour les plus vulnérables et de leur permettre d’accéder à de meilleures conditions de vie ».

Interrogée sur son décompte interne des licences opérant sur des aires protégées, ainsi que sur la légalité de ses concessions au Cameroun et au Gabon au vu des lois en vigueur, Perenco n’a pas souhaité nous fournir plus de détails.

Le cas de Perenco, loin d’être isolé, revêt un aspect systémique du secteur de l’industrie fossile. En mai dernier, une étude publiée par l’association britannique Lingo (« Leave it in the Ground ») avait déjà révélé que près de 3 000 sites d’extraction d’énergies fossiles se répartissent aujourd’hui sur plus de 800 aires protégées à travers le monde. Des données alarmantes où l’on retrouve les noms de TotalEnergies, Shell ou encore leur équivalent italien, Eni, à l’heure de la COP Climat à Dubaï, controversée pour les liens de son président avec l’industrie pétrolière.

 

Alexandre Brutelle, Dorian Cabrol (Environmental Investigative Forum), Madeleine Ngeunga (InfoCongo) et Juliana Mori (InfoAmazonia)

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Boîte noire

« Perenco System » est une enquête internationale menée conjointement par Mediapart, EIF (Environmental Investigative Forum), Info Amazonia, Convoca et InfoCongo. Si vous avez des informations à nous communiquer, vous pouvez nous contacter à l’adresse enquete@mediapart.fr et EIF à team@eiforum.org.

Cette enquête a été soutenue par le Journalism Fund Europe.

 


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