Pétrole :
le géant Perenco opère abusivement dans 70 sites protégés dans le monde
La compagnie a obtenu l’autorisation de chercher
et d’exploiter des hydrocarbures dans 74 aires naturelles protégées à travers
le monde. Malgré sa promesse de minimiser toute pression sur la biodiversité,
le groupe est incapable de prouver la réalité de ses engagements.
Alexandre Brutelle,
Dorian Cabrol (Environmental Investigative Forum),
Madeleine Ngeunga (InfoCongo) et Juliana Mori (InfoAmazonia)
Mediapart - 4 décembre 2023 à 19h37
« Écoutez, Écoutez, je vous arrête tout de
suite : les problèmes environnementaux du groupe, je les connais, et ça ne
m’empêche pas de dormir la nuit », coupe net un ingénieur de Perenco à
nos questions sur les multiples fuites, enfouissements de déchets et problèmes sociaux
qui entachent la réputation du groupe depuis plusieurs années au Gabon.
Mais le « problème » Perenco ne se limite pas à ce seul pays. À
travers le monde, les licences d’hydrocarbures de la multinationale s’étendent
sur 74 sites qui sont pourtant protégés. C’est ce que révèle une enquête menée
pendant près d’un an par Mediapart avec le consortium international de
journalistes d’investigation environnementale EIF et leurs partenaires. Au
total, dans neuf des quatorze pays où opère la société franco-britannique – en
Amérique latine, en Afrique et en Europe –, ses autorisations de rechercher et
d’exploiter concernent des aires naturelles qui devraient être préservées des
usages industriels.
Alors que la
COP15 sur la biodiversité de 2022 s’était conclue sur l’engagement des pays
membres à protéger 30 % des terres et des mers de la planète d’ici à 2030,
nos révélations questionnent le sort des parcs et des réserves nationales déjà
existantes. Les statuts actuels de ces sites ne semblent pas faire reculer les
sociétés telles que Perenco, ni ses actionnaires, la famille Perrodo, quinzième
fortune de France selon le magazine Challenges.
Carte interactive
"Perenco
System" : le système d’abus global du second géant pétrogazier français
https://pinea.app.carto.com/map/b5b31ced-72cc-45ec-8764-48c5703ff887
À propos de cette
carte :
Les licences pétrolières et gazières de la multinationale
franco-britannique Perenco couvrent 74 aires protégées dans le monde. L’enquête
internationale “Perenco System”, menée par Mediapart et ses partenaires
internationaux, documente l’aspect systémique des pratiques extractives
abusives de Perenco - second géant pétro-gazier après Total.
Au total, 9 des 14 pays où opère la société
franco-britannique sont concernés par ces superpositions légalement
problématiques entre sites
Perenco dispose de licences pétrogazières dans 74 aires protégées à travers le
monde.
Pourtant, la multinationale nous l’assure : Perenco est « engagée
à minimiser toute pression sur la biodiversité et contribue à sa
restauration » et « définit des plans d’action pour chacune de
ses branches, en particulier pour les sites situés dans des aires
protégées », indique un porte-parole.
Le groupe est toutefois incapable de nous fournir le détail des aires
protégées en question, leur nombre total et les pays concernés, à l’exception
du Guatemala. Dans ce pays, « le travail effectué par Perenco pour
protéger la faune et la flore est visible, le [parc] Laguna del Tigre
ayant été largement dévasté par des fermiers et des occupants illégaux ».
Le
média Reporterre révélait pourtant des cas de « pollutions et de
persécutions » dans cette zone humide d’eau douce, « la plus vaste
du pays, faite de rivières, de plus de trois cents petites lagunes tropicales,
de savanes et de marécages », en avril dernier.
Ces soixante-quatorze sites à travers le monde représentent des menaces
envers une biodiversité déjà en proie à une sixième extinction de masse,
indissociable du dérèglement climatique – dont la combustion d’énergies
fossiles reste aujourd’hui le principal moteur.
Deux phénomènes inextricables mais aussi co-dépendants, puisque la perte de
biodiversité seule « exacerbe à son tour les effets du changement
climatique », comme le rappelait encore le conseil scientifique de la
COP Biodiversité à ses 196 États membres il y a un an. Tous les pays dans
lesquels Perenco opère sur des aires protégées en font partie, à l’image du
Guatemala, de la Tunisie ou du Venezuela. Tantôt sur une mangrove, comme elle
le fait en République démocratique du Congo (RDC), tantôt sur des réserves
naturelles – plus d’une dizaine en Colombie.
En 2022, le média scientifique Mongabay
rapportait que Perenco avait été condamnée à des amendes liées à 27 cas de
dommages ayant nui à la population, à la faune et à la flore locales, pour ses
activités en Colombie.
Les zones d’activité de la compagnie incluent aussi des terres indigènes,
comme la réserve autochtone du Napo-Tigre, située au cœur de l’Amazonie
péruvienne. Une région faisant l’objet d’un bras
de fer juridique depuis près de dix-neuf ans autour de la présence supposée
de peuples n’ayant jamais eu de contacts avec la civilisation moderne. Cette
présence est niée par la société.
Qu’est-il possible d’espérer d’une augmentation des aires protégées à
l’échelle mondiale d’ici à 2030, si les statuts actuels des zones humides
importantes, des forêts à haut potentiel de séquestration carbone et autres
sanctuaires naturels n’empêchent pas qu’une société vienne y extraire gaz et
pétrole ?
Législations
permissives et extraction « interdite »
Interrogée au sujet des aires protégées où elle est implantée, la société
Perenco déclare « adhérer à toutes les régulations locales et aux
meilleurs standards internationaux, partout où elle opère et avec toutes les
autorisations requises dans les pays concernés ». C’est le cas
au Royaume-Uni, où se trouve la moitié des concessions à problèmes de la
société. Ici, les études d’impact environnemental fournies par Perenco auront
convaincu les autorités britanniques de lui délivrer divers titres pétroliers
sur près d’une trentaine d’aires protégées. Parmi lesquelles le littoral du
Dorset et de l’est du Devon, inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco.
Un système d’attribution similaire au modèle colombien – et tout aussi
permissif puisqu’au Royaume-Uni également, ces études n’auront pas empêché 73
fuites accidentelles survenues au sein d’aires protégées de 2013 à 2023, comme
l’a récemment révélé une analyse de l’ONG Unearthed, affiliée à Greenpeace.
Mais chaque pays a son propre cadre réglementaire en matière de protection
environnementale. Et ce qui est valable au Royaume-Uni ou en Colombie ne l’est
pas nécessairement ailleurs. Les textes légaux se veulent plus restrictifs, par
exemple au Cameroun et au Gabon. Du moins, en théorie.
Au Cameroun, la loi proscrit depuis 1995 toute « activité
industrielle » et toute « extraction de matériaux » au sein de
parcs nationaux tels que le parc Ndongere. Une aire marine protégée constituée
d’une vaste mangrove, connue pour ses puits uniques d’absorption de CO2, selon
la Nasa, et située à proximité d’un site Ramsar reconnu comme « zone
humide importante », l’estuaire Rio del Rey.
Malgré cela, Perenco y opère au moins quatre concessions
d’hydrocarbures. Contacté à ce sujet, l’un de ses représentants reconnaît que
le groupe pétrogazier opère « dans certains sites où le statut d’aire
protégée a été déclaré après l’exploitation d’hydrocarbures ».
Ce n’est pourtant pas le cas pour au moins deux des blocs en
question, acquis par Perenco après la classification du site sous un régime
protecteur. Contactées par Mediapart, les autorités camerounaises n’ont pas
souhaité répondre à nos demandes de commentaires concernant la légalité de ces
licences d’hydrocarbures.
Aucun des chercheurs ou des juristes contactés par notre
partenaire régional InfoCongo n’a souhaité répondre à nos demandes d’interview,
tous considérant qu’il s’agit là d’un « sujet politique trop
sensible ».
Au Gabon, toutefois, l’ancien député indépendant Pierre
Philippe Akendengué n’hésite plus à dénoncer la société pour laquelle il a
pourtant travaillé dix-huit ans comme ingénieur. « Les gens souffrent trop
de l’activité de Perenco au Gabon pour que je me taise », indique-t-il.
Perenco y opère à travers 12 aires protégées : réserves aquatiques, parcs
marins et zones tampons, comme Mediapart le révèle aujourd’hui.
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L’élu, à l’origine d’une plainte classée sans suite contre
Perenco pour « pollution environnementale » en 2021, dénonce le
manque de transparence de la multinationale vis-à-vis des régulations locales.
Tout était fait dans l’opacité, indique-t-il, personne n’avait accès à quoi que
ce soit, y compris aux autorisations nécessaires – pour autant qu’elles n’aient
jamais existé.
La loi gabonaise exige en effet la publication d’un décret
ministériel autorisant le développement de licences extractives au sein d’aires
protégées, mais aussi de la production d’un rapport rédigé par un comité
scientifique dédié, ce depuis 2007.
Ces décrets n’ont pourtant pas pu être retrouvés dans les
archives du Journal officiel de l’État gabonais. Les autorités gabonaises n’ont
quant à elles pas été en mesure de nous confirmer l’existence de ces derniers,
tout comme celle d’éventuels rapports du comité scientifique en question.
De plus, la loi gabonaise mentionne également une
possibilité d’exploitation « minière ou pétrolière », cela « après
déclassement de tout, ou d’une partie » d’un parc national – ce qui
n’est le cas pour aucune des aires protégées où opère Perenco, toujours
classées à ce jour.
Selon l’avocat gabonais Gomes Ntchango, la présence de ces
licences au sein d’aires protégées non déclassifiées rendrait l’exploitation « irrégulière ».
Il ajoute que « les activités de production s’en trouvent
interdites ».
Plus qu’un simple débat juridique, les superpositions entre licences
pétrolières et zones classées pour leur riche biodiversité ont des impacts
notables dans le pays. Pour le lanceur d’alerte franco-gabonais Bernard
Rekoula, la situation est « catastrophique, autant pour la biodiversité
d’un littoral riche en forêts mangroves que pour les populations locales ».
L’activiste et militant pour les droits humains a documenté les nombreux faits
de pollution imputés à Perenco en 2021 et 2022 avant de devoir se réfugier en
France à la suite de menaces d’emprisonnement et d’agressions physiques.
« Préjudice
écologique » et poursuites judiciaires
Fuites de pétrole, torchage et enfouissement de déchets – un ensemble de
pollutions dénoncées par le lanceur d’alerte, en tous points similaires à
celles pour lesquelles les ONG Sherpa et Les Amis de la Terre ont décidé de
poursuivre Perenco en justice pour « préjudice écologique » en
République démocratique du Congo, en 2022.
Cette procédure inédite a été enclenchée pour « reconnaître la
responsabilité civile de l’entreprise française et lui demander réparation des
dommages environnementaux en RDC », explique Théa Bounfour, chargée du
contentieux et des plaidoyers pour l’organisation Sherpa. En RDC aussi, Perenco
intervient au cœur d’un parc marin des mangroves, où de nombreux faits de
pollution documentés de 2013 à aujourd’hui constituent le cœur du dossier
déposé par les deux associations. « La localisation de puits au sein
même d’espace protégés témoigne du fait que les activités pétrolières sont
susceptibles d’impacter fortement l’environnement », ajoute la
représentante de Sherpa.
« Dans l’hypothèse de pollutions répétées ou d’une certaine ampleur
dans les zones concernées, la question du préjudice écologique pourrait ainsi
se poser », commente-t-elle également au sujet des 74 aires protégées
traversées par la multinationale.
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Contactée au sujet de cette assignation en justice pour ses activités en
RDC, Perenco s’est déclarée « dans l’impossibilité de commenter une
procédure en cours ». Selon le magazine Challenges, la société
fait également l’objet de plusieurs enquêtes menées par le Parquet national
financier (PNF), notamment pour « corruption d’agents publics
étrangers » en Afrique. Sur le sujet du torchage de gaz, Perenco a indiqué
viser l’objectif du « zéro torchage de routine d’ici 2030, hors cas
d’urgence et selon les termes contractuels et droits minéraux ».
La société a également indiqué que ses méthodes extractives « respectent
les standards internationaux et ne présentent aucun problème pour la santé des
populations locales », notamment en RDC. Une prise de position
contradictoire avec les cas de « diarrhées, de maladies respiratoires
et de contaminations au benzène », répertoriés conjointement par
Disclose, Investigate Europe et EIF, dans une enquête
parue l’an dernier.
Sur la question de son impact environnemental et sanitaire, le groupe
affirme que ses connaissances et son expertise lui permettent « de
cibler les besoins pertinents de chaque pays spécifique et d’agir en tant que
partenaire responsable, engagé et durable ».
Il indique également investir dans des programmes « de construction
et de réhabilitation de structures telles que des hôpitaux, des écoles, des
routes ou des infrastructures énergétiques dans le but d’élargir l’éventail des
opportunités pour les plus vulnérables et de leur permettre d’accéder à de
meilleures conditions de vie ».
Interrogée sur son décompte interne des licences opérant sur des aires
protégées, ainsi que sur la légalité de ses concessions au Cameroun et au Gabon
au vu des lois en vigueur, Perenco n’a pas souhaité nous fournir plus de
détails.
Le cas de Perenco, loin d’être isolé, revêt un aspect
systémique du secteur de l’industrie fossile. En mai dernier, une étude publiée
par l’association britannique Lingo (« Leave it in the Ground »)
avait déjà révélé que près de 3 000 sites d’extraction d’énergies fossiles
se répartissent aujourd’hui sur plus de 800 aires protégées à travers le monde.
Des données alarmantes où l’on retrouve les noms de TotalEnergies, Shell ou
encore leur équivalent italien, Eni, à l’heure de la COP Climat à Dubaï,
controversée pour les liens de son président avec l’industrie pétrolière.
Alexandre Brutelle,
Dorian Cabrol (Environmental Investigative Forum),
Madeleine Ngeunga (InfoCongo) et Juliana Mori (InfoAmazonia)
Si vous avez des informations à nous communiquer,
vous pouvez nous contacter à l’adresse enquete@mediapart.fr.
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explicitée dans cette page.
Boîte noire
« Perenco System » est une enquête internationale menée
conjointement par Mediapart, EIF (Environmental Investigative Forum), Info
Amazonia, Convoca et InfoCongo. Si vous avez des informations à nous
communiquer, vous pouvez nous contacter à l’adresse enquete@mediapart.fr et EIF à team@eiforum.org.
Cette enquête a été soutenue par le Journalism Fund Europe.
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